[su_pullquote align=”right”]Par Lambert JERMAN et Alaric BOURGOIN [/su_pullquote] A l’heure où de nombreuses professions s’interrogent sur leur sens profond, tiraillées entre les contraintes économiques et l’automatisation annoncée d’une partie de leurs activités, l’auditeur des grands cabinets du Big Four se révèle précieux pour comprendre ce qui fait le sens du travail d’un professionnel du service aujourd’hui.
De la stature valorisante de l’expert aux difficultés du terrain
Sur le terrain, les auditeurs doivent faire face à un ensemble de difficultés qui contribuent à nuancer la vision idéalisée du professionnel du chiffre. La pratique exige du praticien qu’il résiste, parfois transgresse, les standards du cabinet, s’ajuste continuellement aux contraintes des missions, selon des logiques liées à sa propre subjectivité. Les clients réfractaires au planning surchargé ou le désordre des pièces comptables confrontent l’auditeur à une anxiété permanente sur sa capacité à faire aboutir les missions. La peur de mal faire est omniprésente, puisqu’une erreur non détectée dans les états peut avoir de graves conséquences financières et pénales. Toutes ces facettes du travail de l’auditeur suggèrent que sa construction identitaire n’est pas toujours synonyme de valorisation, d’apaisement, ni porteur d’une harmonie intérieure. Elle s’apparente également à un rapport pressant de l’individu à ses faiblesses, où l’exercice de son activité professionnelle le confronte aux limites de son expertise, à ses échecs et à ses erreurs.
Voici pourquoi nous avons cherché à comprendre les pratiques et les discours par lesquels l’auditeur se construit en « bon » professionnel. Comment les difficultés du terrain déterminent-elles la capacité de l’auditeur à devenir le professionnel attendu ?
Pour répondre à cette question, nous avons mené une enquête ethnographique de six mois dans un grand cabinet d’audit international.
L’identité négative : se construire en « bon » professionnel par l’expérience, la confession et l’administration de ses faiblesses
Nos résultats montrent que la construction identitaire des professionnels se joue dans une mise en tension de l’individu porté à s’ausculter sans complaisance, pour espérer incarner en public l’image idéalisée du professionnel. Notre étude de l’auditeur nous permet de préciser la notion « d’identité négative » au cœur de notre argument. L’identité négative correspond à l’ensemble des pratiques et des discours par lesquels l’auditeur se construit en « bon professionnel » dans un rapport pressant et continu à ses faiblesses. Plus spécifiquement, ces pratiques et discours s’articulent autour de (1) l’expérience, de (2) la confession et de (3) l’administration de ses faiblesses par l’auditeur.
Par l’expérience de ses faiblesses, l’auditeur se livre à une enquête pratique lui permettant de prendre conscience de la distance qui existe entre son image de professionnel du chiffre et la réalité du terrain. L’ambigüité des situations, l’équivoque de la matière, la pression de l’erreur et des clients, l’empêchent de s’en remettre aux seules prescriptions du cabinet pour régler son comportement. Cette prise de conscience, anxiogène, l’oblige à s’interroger sur ses points de vulnérabilité, à prendre des risques, à se mettre dans une « position basse » qui tient compte des exigences et des contraintes des clients. Cette posture fait écho aux observations réalisées dans d’autres professions de services comme celles des consultants , qui doivent composer avec l’anxiété liée à la multiplication d’interventions de court-terme, dans des environnements nouveaux et au contact de clients exigeants.
Par la confession de ses faiblesses, l’auditeur opère un rapprochement entre sa position personnelle vulnérable et l’image plus valorisante du professionnel du chiffre. Cette pratique entretient la tension entre la perception négative de l’individu par lui-même, et les discours plus laudatifs portés par le cabinet. La confession s’apparente d’abord à un exercice d’humilité, par lequel l’auditeur est de nouveau confronté à lui-même dans un effort réflexif. Il doit apprendre à « s’autoévaluer mauvais », c’est-à-dire à extérioriser et à verbaliser ses faiblesses sur une base volontaire dans les dispositifs d’évaluation du cabinet. Ces dispositifs encouragent ensuite la définition « d’axes de progrès » qui opèrent un retournement fondamental. La prise en compte circonstanciée des points faibles de l’individu se transforme en la stabilisation d’un profil professionnel rétribué à sa juste valeur. Toutefois, cette transformation n’est jamais entièrement accomplie car la confession sanctuarise l’imperfectibilité au cœur du professionnalisme.
Enfin, par l’administration de ses faiblesses, l’auditeur opère un travail de rationalisation des enjeux clés du métier et se découvre des appuis relationnels et formels permettant de composer avec les difficultés du terrain. Le retournement opéré par la confession demeurant largement rhétorique et confiné à l’intérieur du cabinet, il ne suffit pas pour que l’individu compose durablement avec ses faiblesses. La vision globale des missions et des enjeux du client, la solidarité d’équipe et le souci formel, lui permettent de faire de nécessité vertu, et d’assimiler les contraintes et les imprécisions du métier, tant sur le plan intellectuel que sur le plan pratique. L’auditeur, empreint de doute car aux prises avec les difficultés du terrain, est ainsi replacé dans le giron de l’identité sociale prestigieuse du professionnel, créant chez l’individu un équilibre temporaire et toujours à renouveler entre ces deux pôles.
Le « bon » professionnel, Sisyphe de l’imperfection
En prenant au sérieux les faiblesses de l’auditeur et ses difficultés sur le terrain, « l’identité négative » réintroduit son identité personnelle derrière l’image balisée et valorisante de l’expert apposant un jugement définitif sur la rectitude des comptes. Nous observons un auditeur vulnérable, aussi inquisiteur de lui-même qu’il peut l’être de son client. Confronté à l’ambiguïté des situations d’intervention, l’auditeur nourrit son professionnalisme de sa capacité à douter de lui-même et d’un regard anxieux sur son aptitude à faire aboutir ses missions. Véritable Sisyphe de l’imperfection, il se présente comme un individu mis en tension entre une expérience parfois douloureuse du métier et l’image valorisante portée par les cabinets. Nos observations permettent de comprendre comment la construction identitaire se joue aussi dans et par la difficulté, plaçant l’individu dans une posture introspective entretenant un doute constant sur sa propre valeur. Par-delà la menace des circonstances économiques ou de l’automatisation annoncée des opérations de vérification, notre étude suggère que l’auditeur doit son succès comme professionnel au caractère adaptable d’une pratique alimentée par un questionnement structurant sur sa propre valeur.
[su_spoiler title=”Méthodologie”]Le premier auteur a lui-même travaillé comme auditeur et consigné ses observations (dans le cabinet et en mission) dans un journal de bord. Cette méthode ethnographique permet aux chercheurs de se situer au plus près des enjeux du terrain et d’acquérir une connaissance indigène des phénomènes observés. Cette méthode est pertinente pour analyser la construction identitaire, qui est expérimentée intimement par les acteurs et donc difficile à verbaliser au cours d’entretiens. Le rôle du second auteur a été crucial pour contrôler les biais d’immersion et trouver un juste équilibre entre la distance professionnelle et l’implication personnelle indispensables à la recherche ethnographique. Référence de l’article complet : JERMAN, L., & BOURGOIN, A. (2018). L’identité négative de l’auditeur. Comptabilité – Contrôle – Audit, 24 (1), 113-142. doi:10.3917/cca.241.0113 [/su_spoiler]