[su_pullquote align=”right”]Par David Le Bris[/su_pullquote]
Dès 1372, des centaines d’actionnaires partagent la propriété de moulins sur la Garonne. Ils trouvent les solutions pour prendre les grandes décisions en commun, déléguer et surveiller des dirigeants grâce à des administrateurs, auditeurs… De plus, les cours de ces actions médiévales sont cohérents avec les modèles financiers contemporains.
Les prestigieuses presses universitaires de Yale viennent de publier The Origins of Corporations. The Mills of Toulouse in the Middle Ages, traduction d’une thèse en histoire du droit, soutenue en 1952 par Germain Sicard (1928-2016). Une thèse française traduite en anglais est une chose rare, 60 ans après sa soutenance, c’est tout à fait exceptionnel ! Il faut dire que cette thèse bouscule notre compréhension de l’histoire économique.
C’est la Hollande, voire l’Angleterre qui s’attribuent, non sans fierté, la paternité des premières véritables sociétés par actions avec les diverses compagnies des Indes apparues vers 1600. Mais Germain Sicard expose magistralement comment des sociétés par actions parfaitement modernes se sont formées trois siècles auparavant pour gérer une activité privée : des moulins à blé sur la Garonne à Toulouse.
Germain Sicard détaille la genèse de deux authentiques sociétés médiévales. Fidèle au droit romain, le Midi ne connaît pas le droit d’aînesse, ce qui aboutit à la création de structures juridiques appelées pariage permettant la propriété collective d’un bien. Initiée pour permettre des héritages égalitaires, la technique du pariage est ensuite utilisée dans de multiples contextes. Le plus fameux est celui d’Andorre, co-administré par le comte de Foix, dont le président de la République française est l’héritier. A Toulouse, des pariages se forment dès le XIIème siècle pour gérer des moulins sur la Garonne.
Des centaines de propriétaires (pariers) possèdent des parts (uchaux) dans différents moulins situés à deux emplacements dans la ville. Progressivement les dépenses communes aux moulins d’un emplacement (chaussée barrant le fleuve, procès) deviennent prépondérantes, incitant à modifier les associations initiales. Dès 1194, une assurance mutuelle est signée entre les propriétaires pour reconstruire à frais communs une éventuelle destruction, puis différentes formes d’associations temporaires sont expérimentées. En 1372, une société, l’Honor del molis del Bazacle devient définitive ; sa charte de fondation de 3 mètres de long est toujours conservée aux archives. Après des siècles de meunerie, l’entreprise se convertit en 1888 dans la production d’électricité. Elle sera cotée à la bourse de Toulouse puis de Paris jusqu’à sa nationalisation en 1946 lors de la création d’EDF.
Avec Sébastien Pouget (TSE) et Will Goetzmann (Yale), nous avons repris cet extraordinaire sujet d’étude en explorant les archives au-delà du moyen-âge. Dans une étude consacrée à leur gouvernance, nous montrons comment ces moulins ont résolu les difficultés inhérentes à la séparation entre propriété et contrôle effectif d’une entreprise. Les problèmes de gouvernance sont centraux pour ces moulins ; meliori gubernatione est le premier motif invoqué à la constitution du Bazacle en 1372 ! Dès l’origine, les actionnaires bénéficient d’une responsabilité limitée. En 1417 puis 1587, des statuts détaillent la délégation du management par les actionnaires à différents agents, dont un CEO appelé Conterôlle qui dispose du contrôle effectif de l’entreprise, et un trésorier indépendant de ce dernier dont les comptes sont audités par des auditeurs indépendants. L’aléa moral¹ provenant de la délégation est limité, grâce à l’interdiction pour l’entreprise d’accumuler des réserves financières et à l’utilisation d’incitations explicites (une fraction des profits est versée aux employés) et implicites (les employés doivent prêter serment).
De plus, les actionnaires exercent une surveillance attentive des activités. Une assemblée générale (Cosselh general dels senhors paries am gran deliberacio) se tient chaque année pour prendre les grandes décisions, à la majorité des actionnaires présents. Dès 1390, huit actionnaires sont désignés chaque année pour composer un conseil d’administration supervisant l’activité de l’entreprise et deux autres pour auditer les comptes. Enfin, des investisseurs institutionnels formalisent leur surveillance, comme le collège universitaire de Mirepoix qui prévoit dans son statut de 1423 la manière de suivre ses investissements dans les uchaux toulousains.
Les solutions de gouvernance développées par ces moulins depuis le Moyen-Age sont donc très proches de celles observées dans les sociétés par actions contemporaines. Ces solutions ont été obtenues par de simples contrats privés, alors que les compagnies des Indes verront le jour grâce à des privilèges publics. Cela démontre que la société par actions est adaptée à différents contextes économiques et peut émerger dès lors que certaines conditions institutionnelles sont remplies, à commencer par des droits bien établis.
Ainsi, contrairement à une idée reçue, nous montrons que les droits de propriété sont parfaitement défendus depuis le 12ème siècle à Toulouse. Les actionnaires, qu’ils soient simple marchand, institution religieuse ou même roi de France, sont traités sur un strict pied d’égalité. Ils résistent à différentes tentatives d’expropriation qui ne réussiront finalement qu’au XXème siècle. Les outils conceptuels permettant le développement de la société par actions sont donc présents dans certaines parties d’Europe occidentale depuis le Moyen-Age. Cela bouscule la généalogie largement admise depuis les travaux de North d’une révolution institutionnelle en Europe du Nord qui aurait abouti à la Révolution Industrielle. La société par actions existait dès le Moyen-Age mais elle n’a pas entraîné un décollage économique décisif.
Pour un second travail, nous avons collecté les cours et de dividendes du moulin du Bazacle réunissant des séries quasiment complètes de 1530 à 1946. Les premiers résultats montrent un taux de dividende de 5 % avec des gains en capital proches de zéro sur la longue durée, malgré une grande volatilité des cours des actions conséquence de l’instabilité des prix du blé mais aussi des destructions provoquées par les crues. La valeur réelle du dividende observée dans l’entre-deux-guerres est sensiblement identique à celle perçue par un actionnaire au début du XVIème siècle. Nous démontrons également que les cours sont cohérents avec les anticipations de flux futurs, validant ainsi la théorie de la valeur actuelle : théorie financière fondamentale mais rarement vérifiée empiriquement. Ces flux futurs sont actualisés à un taux qui varie de concert avec des variables macro-économiques et climatologiques, telles que la température estivale (mesurée approximativement grâce aux dates des vendanges en Bourgogne). Malgré le risque de désastre, les investisseurs n’ont pas obtenu une rentabilité excessivement élevée par rapport au risque supporté ce qui contraste avec les observations contemporaines. Ces observations montrent que dans l’histoire récente, notamment américaine, les actions semblent offrir une rentabilité anormalement élevée par rapport aux autres actifs financiers (equity premium puzzle).
[su_note note_color=”#f8f8f8″]Par David Le Bris et ses publications : Le Bris D., Goetzmann W. and Pouget S. (2014) Testing Asset Pricing Theory on Six Hundred Years of Stock Returns: Prices and Dividends for the Bazacle Company from 1372 to 1946, NBER Working Paper, wp. 20199 ; Le Bris D., Goetzmann W. and Pouget S. (2015) The Development of Corporate Governance in Toulouse, NBER Working Paper, 2014, wp. 21335 ; Sicard G. (2015) The Origins of Corporations. New Haven, Yale University Press. [/su_note]
[su_box title=”Applications pratiques” style=”soft” box_color=”#f8f8f8″ title_color=”#111111″]Ces moulins montrent que la société par actions est une solution efficace dans des contextes très variés limitant l’attrait pour d’autres formes de capitalismes. Nos recherches permettent aussi de distinguer les caractéristiques institutionnelles qui rendent possible cette forme de coopération qu’est la société par actions. Offrir des conditions favorables au développement des sociétés par actions dans les pays ou les secteurs qui en sont dépourvus serait source de prospérité. Ils montrent aussi que les hommes sont capables, y compris au moyen-âge, de donner un prix cohérent aux actifs financiers. Cela permet de penser que les exubérances parfois constatées sur les marchés actuels sont attribuables à des facteurs autres qu’une irrationalité des agents parfois envisagée. [/su_box]
[su_spoiler title=”Méthodologie”]Pour la première étude, nous avons parcouru les très riches archives des moulins à la lumière de la compréhension contemporaine de la gouvernance d’entreprise. Pour chaque problématique fondamentale de gouvernance, la solution développée dans les moulins est identifiée, analysée et comparée aux pratiques contemporaines apportant une observation précieuse car totalement indépendante de ce qui est observable aujourd’hui. Pour l’étude quantitative, un dépouillement exhaustif des archives comptables et financières a permis de construire des séries comparables de cours et dividendes. Un modèle d’ « asset pricing » idoine est ensuite développé puis testé en faisant des hypothèses sur le comportement des dividendes et la compréhension que pouvait en avoir les investisseurs de l’époque.[/su_spoiler]
[su_spoiler title=”Définition”]L’aléa moral est le risque que l’agent agisse en fonction de son intérêt personnel.[/su_spoiler]