Par Alain Klarsfeld.
Le problème, pour la communauté française, n’est pas l’existence de diverses communautés en son sein mais la tendance au séparatisme observée parmi certaines d’entre elles.
S’il est une évolution terminologique bienvenue, et sans aucun doute nécessaire depuis longtemps, c’est la remise en cause de la notion de « communautarisme » et l’avènement de celle de « séparatisme ». Utilisée pour désigner un ennemi supposé, la notion de communautarisme a pour effet de stigmatiser le plus souvent l’islam (mais parfois tout autre groupe visé au travers de ce terme, tels les LGBT, les juifs, les handicapés, les corses, les bretons) et la notion de communauté à laquelle elle emprunte sa racine. Elle n’a aucun fondement scientifique. Le terme de « séparation » (ou son cousin « séparatisme ») pointe bien mieux ce qui pose problème que celui de « communautarisme », et a l’avantage de ne pas stigmatiser la notion plus ancienne et positive de communauté.
Selon les tenants de l’utilisation de la notion de communautarisme, être français impliquerait de n’être membre que d’une seule communauté : la communauté nationale. Toute autre communauté est réputée ne pas exister. Cette idée est battue en brèche par plus d’un siècle de sciences sociales, notamment la sociologie et l’histoire. Nous développons des liens tant avec notre « communauté » ou environnement relationnel et culturel proche (Durkheim, dès 1893, parle de solidarité mécanique) qu’avec la société plus englobante dans laquelle s’inscrit cet environnement relationnel (Durkheim parle de solidarité organique).
S’il est indispensable de construire une société française (que d’aucuns appellent communauté nationale) pour que notre espace national ne soit pas la juxtaposition de différentes communautés coupées les unes des autres, cette « communauté nationale » ne peut se faire en niant complètement les communautés qui la composent. Ainsi, contrairement à une idée reçue, les instituteurs sous la Troisième République respectaient les parlers et les traditions locaux, traditions dont ils étaient souvent eux-mêmes issus. Un terme traduisait même la reconnaissance de ces communautés : celui de « petite patrie ».
Au contraire des termes de « communauté » et de « communautaire » qui désignent des ensembles géographiques, administratifs ou culturels, et renvoient à la notion de partage, le terme de communautarisme, qui se développe à partir du milieu des années 1990, vise à proscrire, à fabriquer un ennemi menaçant, davantage qu’il ne revêt un sens précis.
La deuxième idée sous-jacente à l’emploi du terme de communautarisme, c’est donc la stigmatisation, le plus souvent de l’islam, et parfois d’autres groupes perçus comme menaçants dès lors qu’ils affirment leur existence de manière visible. Les musulmans (ou tel autre groupe visé par le terme de communautarisme, tels les juifs, les handicapés, les Bretons, les corses, les LGBT) formeraient une « communauté » dans la communauté et, ce faisant, se soustrairaient à la communauté nationale, supposé la seule légitime.
Or, le paragraphe qui précède rappelle ce principe de réalité : nous sommes tous simultanément membres d’une petite patrie et d’une grande patrie ; d’une communauté et de la nation qui englobe ces communautés. Plutôt que d’une communauté musulmane, on serait d’ailleurs davantage fondé à parler de communautés de musulmans au pluriel, tant celles-ci peuvent varier en fonction de leur origine géographique et de leur implantation territoriale.
Le terme de « communautarisme » souffre par ailleurs d’un inconvénient majeur : il n’a pas de validité scientifique. Aucune discipline scientifique n’en a fait un concept opératoire. Personne ne peut le définir. Il n’existe pas en anglais, langue partagée par les scientifiques du monde entier. Il ne bénéficie même pas d’un article Wikipédia en anglais. Il sert surtout (en France) à stigmatiser un groupe minoritaire dès lors que celui-ci affirme son existence.
Il n’en va pas de même à l’étranger, où nombre de pays arrivent à conjuguer allégeance forte à un socle de valeurs partagées et respect de communautés affirmant explicitement leur droit d’exister, dès lors qu’une telle affirmation ne porte pas atteinte à ce socle. Ces politiques, parfois qualifiées de multiculturalistes, se retrouvent dans des pays qui atteignent les niveaux les plus élevés de développement économique et humain : Australie, Canada, Finlande, Norvège, Nouvelle-Zélande, Suède.
Or, comme le souligne l’utilisation du terme plus rigoureux de séparation, employé depuis plusieurs décennies dans les recherches scientifiques sur les processus d’acculturation, le problème n’est pas dans l’existence de différentes communautés au sein de la nation française, mais dans l’existence de stratégies identitaires visant à mettre à l’écart et à se mettre à l’écart, à se séparer d’un autre groupe (réel ou fantasmé) perçu comme l’incarnation du mal.
Ainsi, il y a bien une stratégie identitaire nationaliste visant à constituer un bloc « français de (supposée) souche », séparé d’un bloc supposément homogène, les « musulmans visibles », bloc censé être « inassimilable ». Et, comme son miroir inversé, il y a bien une stratégie identitaire chez les mouvements fondamentalistes islamistes visant à constituer un bloc de (supposés) « vrais musulmans », séparé d’un bloc supposé « mécréant », par définition « infidèle », incluant tant les non-musulmans que les très nombreux musulmans ne se reconnaissant pas dans cette construction.
Mais ni la notion de « français de souche », ni celle de « vrai musulman » ne correspondent à des communautés réelles au sens sociologique du terme. Il s’agit en revanche de constructions séparatistes visant à stigmatiser une identité supposée ennemie.
De telles stratégies ont été observées non seulement en France, mais aussi au Canada et dans la plupart des pays dans lesquels vivent des personnes issues de plusieurs cultures, c’est-à-dire dans la plupart des nations actuelles. Aucun système politique ne met complètement à l’abri de stratégies de séparation. Ces stratégies séparatistes qui menacent la cohésion de la société doivent être prévenues par des politiques inclusives. Elles doivent également être sanctionnées là où les politiques inclusives s’avèrent inopérantes. Mais pas les communautés qui existent de fait dans l’espace de notre nation, et qui en font la richesse, pour autant qu’on leur laisse le droit d’exister à l’air libre.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.