[su_pullquote align=”right”]Par Victor Dos Santos Paulino [/su_pullquote]
Face à une nouveauté radicale intervenant dans son secteur d’activité, toute entreprise oscille entre indifférence et réaction, faute d’être capable de faire la distinction en amont entre une innovation de rupture et un produit voué à l’échec. Pour résoudre ce dilemme, la solution peut être d’identifier les innovations de rupture potentielles et d’évaluer le risque qu’elles font courir aux acteurs établis, comme l’illustre le cas de l’industrie du satellite.
La miniaturisation des satellites a entraîné une évolution sur les marchés de l’industrie spatiale depuis une vingtaine d’années. Du côté de l’offre, de nouveaux fabricants ont émergé, proposant des petits satellites à moindre coût, du côté de la demande, de nouveaux clients sont apparus, voyant dans cette innovation une opportunité. En toute logique, les industriels historiques, positionnés sur le segment des satellites traditionnels de grande dimension, s’interrogent : doivent-ils considérer ces choix technologiques radicalement nouveaux comme une menace ?
L’innovation est un phénomène complexe, qui ne rime pas toujours avec succès, progrès et profits. Il a par exemple été démontré que plus de 60 % des innovations débouchaient sur des échecs.. Il est également légitime que de nombreuses entreprises freinent l’adoption d’innovations dans plusieurs cas : par exemple lorsque celles-ci rendent obsolètes ou cannibalisent les produits existants ou lorsque les coûts afférents se révèlent trop importants par rapport aux bénéfices attendus. Ces facteurs expliqueraient-ils la stratégie d’inertie observée dans l’industrie spatiale ?
Par nature, l’utilisation par l’industrie spatiale d’une nouvelle technologie génère un risque : le comportement d’un composant sur terre, même dans des conditions de tests qui simulent l’espace, ne prédit pas précisément son fonctionnement en vol. Il peut être parfait ou défaillant, personne ne le sait avec certitude ! Conséquence : les constructeurs de satellites tendent à privilégier une stratégie d’inertie qui n’intègre les changements technologiques que de façon extrême¬ment prudente. Les innovations mises en œuvre sont celles qui ont fait leurs preuves. Le coût de l’échec rend les constructeurs et leurs clients prudents.
Notre recherche, menée dans le cadre de la chaire Sirius, a pour but de répondre à cette question, et pour cela de clarifier au préalable le concept d’innovation de rupture. En effet, l’expression, très utilisée et parfois à mauvais escient, fascine, intrigue et inquiète les acteurs économiques établis, sans que l’on sache toujours de quoi l’on parle exactement. Une innovation de rupture est un cas particulier d’innovation radicale qui vient modifier la structure d’un secteur industriel, et dont les effets peuvent aller jusqu’au remplacement des entreprises existantes par de nouveaux entrants. La difficulté est qu’on ne peut avoir la certitude qu’il s’agit d’une innovation de rupture qu’à long terme, a posteriori, une fois qu’elle s’est imposée, voire qu’elle a fait disparaître les technologies plus anciennes et les entreprises qui les portaient. A court terme, elle se traduit plutôt par un produit ou un service moins performant, destiné à une clientèle marginale, une technologie immature proposée par des petites entreprises disposant de moins de moyens, moins de compétences et une moindre connaissance du marché. Ces caractéristiques rendent très difficile la distinction entre une innovation de rupture en phase de lancement, qui nécessite une réaction des entreprises existantes, et une innovation vouée à l’échec, qu’elles peuvent se permettre d’ignorer. Cela crée une incertitude sur la conduite à tenir, que l’on appelle le dilemme de l’innovateur : c’est à court terme, au moment où l’innovation de rupture ne constitue pas encore une menace, que celui-ci doit évaluer le danger et éventuellement s’engager sur le nouveau marché pour tenter d’en limiter les conséquences. Plus tard, cela risque d’être trop tard.
La question qui importe au management d’une entreprise est de pouvoir anticiper, et donc de disposer dans la mesure du possible d’outils prédictifs. Puisqu’on ne peut pas affirmer précocement la nature disruptive d’une innovation, la solution consiste à essayer de déterminer si elle en réunit les caractéristiques à court terme, autrement dit s’il s’agit d’une innovation de rupture potentielle, et dans ce cas quel type de menace elle ferait planer sur les acteurs historiques. Car toutes les innovations de rupture n’ont pas les mêmes conséquences : certaines entraînent une substitution complète de l’ancienne technologie par la nouvelle et représentent une menace maximale, le cas typique étant la photographie argentique engloutie par le numérique ; d’autres ne font pas totalement disparaître les produits initiaux. C’est le cas dans le transport aérien, avec des compagnies low-cost qui ont capté une partie seulement de la clientèle des compagnies traditionnelles, ou bien dans la téléphonie, où la technologie fixe continue à coexister avec le mobile. Ces exemples sont caractéristiques des trois types d’innovations de rupture, dont le premier seulement est associé à un risque élevé de disparition du marché préexistant. Dans les deux autres cas, la menace apparaît plus faible pour les entreprises en place.
Qu’en est-il alors de l’industrie spatiale ? Comment à partir de ce cadre conceptuel les acteurs historiques doivent-ils appréhender le développement des petits satellites ? Selon les paramètres retenus dans notre modèle théorique, ceux-ci réunissent la plupart des caractéristiques d’une innovation de rupture potentielle : une moindre performance technologique par rapport aux exigences des principaux clients traditionnels ; une plus grande simplicité ; un moindre coût ou au contraire un coût beaucoup plus important dans le cas des constellations de petits satellites ; la perspective d’introduire de nouveaux critères de performance tels que la possibilité que concevoir, construire et lancer un nouveau satellite en très peu de temps ou encore les améliorations apportées par l’utilisation de constellations en orbite basse. Toutefois, l’analyse de la demande de ces nouveaux satellites montre qu’ils s’adressent essentiellement à de nouveaux clients, ce qui permet d’écarter l’hypothèse d’une innovation de rupture sur un marché existant, le seul cas réellement à risque pour les industriels. Leurs acheteurs se répartissent entre clients institutionnels issus de pays émergents ne disposant pas de moyens suffisants pour lancer des satellites classiques et clients privés haut de gamme exprimant de nouveaux besoins – les constellations en orbite basse – auxquels les satellites classiques ne répondent pas. Ainsi, les petits satellites constituent bel et bien une innovation de rupture potentielle ne menaçant que faiblement les acteurs historiques. En dépit des changements structurels qu’ils peuvent entraîner pour cette industrie, le risque qu’ils viennent se substituer aux satellites classiques reste relativement faible. Ce qui ne préjuge en rien de leur succès ou de leur échec à terme.
[su_spoiler title=”Méthodologie”]Cette étude a été réalisée par Victor dos Santos Paulino (TBS) et Gaël Le Hir (TBS) dans le cadre de la chaire Sirius, sur une thématique proposée par les partenaires industriels de la chaire. Pour la partie théorique, les auteurs ont réalisé une revue de littérature sur la théorie de l’innovation de rupture qui leur a permis de concevoir une table des caractéristiques des innovations de rupture potentielle. Ils ont ensuite appliqué ce modèle à l’industrie du satellite en se référant à plusieurs sources d’information (informations publiques des industriels, informations sectorielles, interviews de personnes qualifiées, base de données). L’étude a été publiée en février 2016 dans le Journal of Innovation Economics & Management, sous le titre « Industry structure and disruptive innovations : the satellite industry »[/su_spoiler]