[su_pullquote align=”right”]Par Amadou LÔ [/su_pullquote]
Ordre ou désordre ? Stabilité ou flexibilité ? Contrôle ou laissez-faire ? Les problématiques liées à la gestion de l’action collective à long terme ont longtemps été présentées dans une logique binaire dont le choix relevait de l’exclusivité. Or, l’élaboration de stratégies compétitives implique, aujourd’hui plus que jamais, une logique adaptée aux dynamiques économiques caractérisées par des tendances qui peuvent paraître contradictoires, au premier abord. Concomitamment, l’évolution des pratiques et des espaces collaboratifs occupent une place importante dans les transformations des modes de travail. Le Fab Lab d’entreprise en est une incarnation qu’il semble intéressant d’analyser.

Qu’est-ce qu’un Fab Lab d’entreprise ?

Récemment, un nouvel espace de travail collaboratif dédié aux activités d’exploration est né : le Fab Lab. Le Fabrication-Laboratory – communément abrégé en Fab Lab – est un atelier dédié à l’innovation et au prototypage rapide. Il s’agit d’un espace de liberté d’aller et de venir, d’échange et de légèreté. L’objet Fab Lab a été développé au sein du Massachusetts Institute of Technology (MIT) par le professeur Neil Gershenfeld dans les années 2000. Il s’agit d’un lieu ouvert à tous, équipé de machines et d’outils allant de simples, comme un fer à souder, à très sophistiqués, comme une imprimante 3D ou une découpeuse laser. Les activités de créativité et de prototypage y prennent forme à travers les interactions d’une communauté active composée d’individus aux compétences diverses. Cette activité se déroule en l’absence de hiérarchie ou d’ordre donné.
À l’origine, les Fab Labs sont – en tant que lieux ouverts – des structures libres et indépendantes situées dans des lieux associatifs, d’enseignements ou autres lieux publics et accessibles à tous. Jusque-là, ce type de structure n’existait que sous cette forme. Or, aujourd’hui, de grandes entreprises s’intéressent à ce concept et souhaiteraient l’exploiter au sein de leur structure afin de stimuler l’innovation. Le Fab Lab d’entreprise, en ouvrant les activités exploratoires aux membres des unités d’exploitation, soulève ce défi intéressant : celui de la conciliation entre activités d’exploitation et activités d’exploration au niveau des salariés. Le constructeur automobile français Renault avec qui nous avons travaillé au sein de la Direction de l’innovation a été un pionnier de cette démarche dès 2011.

Le Fab Lab d’entreprise, une opportunité d’explorer pour les salariés

Le Groupe Renault détient un Fab Lab interne qui est un support de la phase amont du processus d’innovation qui est transverse à l’ensemble de l’organisation matricielle de Renault. Ce processus est défini comme le processus régulant l’ensemble des « projets véhicules » à l’aide de jalons précis et d’une distinction formelle dans la distribution des fonctions. Cependant, les membres des unités de ce processus dédiées aux activités d’exploitation déplorent le faible niveau d’accès aux activités d’exploration.
Le Fab Lab a alors été développé au sein de Renault dans l’objectif d’apporter de nouvelles opportunités de mener des activités d’exploration à ces salariés, en parallèle de leurs activités habituelles. À travers son lieu, sa charte, son animation et ses machines et outils à commande numérique, le Fab Lab d’entreprise se veut donc être un espace à la fois codifié et à la fois inclusif et permissif. Il a été conçu pour être directement accessible aux salariés, afin qu’individuellement, ils puissent mener des activités d’exploration concomitamment à leurs activités d’exploitation, c’est à dire développer leur ambidextrie individuelle.

Les pratiques favorisant l’ambidextrie des salariés au sein du Fab Lab d’entreprise

Nous avons pu mettre en avant quatre pratiques principales caractérisant ce dispositif et expliquant l’émergence d’une telle dynamique : l’improvisation, la conception innovante, le bricolage et le prototypage rapide.

Les pratiques au sein du Fab Lab Favorise l’ambidextrie des salariés Verbatims représentatifs
L’improvisation En favorisant une démarche heuristique et offrant la possibilité aux salariés d’adapter leurs projets à tous moments « Ah mais on n‘avait pas de modèle… moi je te dis, je suis rentrée dedans convaincue qu‘il fallait le faire, mais on a avancé en marchant, on est parti la fleur au fusil. »
La conception innovante En proposant un accompagnement méthodologique aux salariés dans les activités de créativité et de conception innovante « Il faut qu’il y ait des gens qui aient le temps de nous aider à creuser jusqu’au bout, et c’est là que je vois que c’est très complémentaire. Nous on est plus dans l’opérationnel, donc il y a des choses à côté desquels on risque de passer sans les voir, avec les méthodes du Fab Lab, ils nous permettent de balayer plus large et plus profond, et du coup d’avoir d’autres idées différentes de ce qu’on a l’habitude de faire. »
Le bricolage Par la manipulation et la réorganisation d’éléments disponibles, cette pratique permet de faire face au manque de ressources et de surmonter des obstacles conceptuels par le « faire » « Les personnes qui expliquent ça avec des slides sans avoir touché les produits dont ils parlent, ils se racontent des histoires ! Il faut toucher, il faut voir, il faut mettre en pratique. Et le Fab Lab nous aide sur ça, à pouvoir faire des petites maquettes très vite, à pouvoir faire des petits process très vite, et de pouvoir matérialiser les idées… »
Le prototypage rapide Au travers de ces activités qui matérialisent les idées et permettent d’accélérer le développement de projets innovants « Et aussi ce qui s’est passé chez nous, c’est qu’on a un concept qui est un peu compliqué et qu’on n’arrive pas à faire murir, et là Eric est allé voir un responsable du Fab Lab, et ils ont fait un scénario et ils ont fait une maquette avec l‘imprimante 3D pour dire voilà c’est ça qu’on veut faire. »

Nos résultats montrent que le Fab Lab d’entreprise constitue un espace favorable aux activités d’exploration qui accompagne les salariés souhaitant mener des projets innovants en parallèle de leurs activités habituelles d’exploitation. Incarné par un lieu physique favorisant les interactions sociales, il est ouvert à tous et à tous les types d’activités donnant l’opportunité aux salariés de s’organiser li-brement entre leurs activités habituelles d’exploitation et leurs projets d’exploration. A travers cette structure, les salariés bénéficient d’un accompagnement dans leurs activités d’exploration incarnées par les pratiques que nous avons mises en avant – bricolage, improvisation, prototypage et conception innovante. Le Fab Lab constitue alors un support complémentaire à l’activité ordinaire en répondant au manque d’activités d’exploration des salariés. Il constitue ainsi une structure permettant le déve-loppement de l’ambidextrie des salariés.

Conclusion
Le Fab Lab interne constitue une opportunité pour les entreprises de s’appuyer sur la révolu-tion numérique afin de faire face et de s’adapter à l’environnement transformant continuellement les marchés et les pratiques d’innovation. Nous l’avons vu, en offrant l’opportunité aux salariés des uni-tés d’exploitation de mener des activités d’exploration, le Fab Lab interne a le rôle d’un outil favo-rable et d’un support à l’émergence de l’ambidextrie des salariés. Il s’incarne dans un lieu d’accueil des activités exploratoires et offre l’opportunité à chaque salarié de gérer soi-même ses activités entre exploitation et exploration, et ainsi de devenir ambidextre.

[su_spoiler title=”Méthodologie”]Le tableau 1 qui suit résume notre méthodologie de collecte et d’analyse de notre recherche.
Synthèse du cadre méthodologique de la recherche

LE DESIGN DE RECHERCHE
Nous avons mené un travail de recherche de type qualitatif. L’étude de cas représentant l’approche méthodologique privilégiée pour explorer et comprendre un phénomène complexe, nous avons mené une étude de cas unique, de type « cas révélateur », dans le cadre de cette recherche exploratoire et descriptive. Face à la complexité inhérente à notre objet de recherche et donc à la difficulté à en tirer des connaissances assurées, nous optons pour un raisonnement de type abductif.
LE PROCESSUS DE COLLECTE ET DE TRAITEMENT DES DONNEES
Nous avons travaillé avec Renault à partir du mois de septembre 2013 et notre collecte s’est achevée en juin 2014, soit une période de 10 mois. Notre collaboration se poursuit néanmoins. Notre travail de recherche était connu de tous, nous avons donc adopté une posture d’observateur-participateur, car l’objectif était de comprendre les processus d’innovation chez Renault à trois niveaux : selon la présentation officielle, selon les salariés, et selon notre observation. Ainsi, notre travail empirique repose notamment sur des entretiens semi-directifs menés auprès de différents acteurs de l’entreprise (managers, membres du Fab Lab, spécialistes de l’innovation ou non). En 43 journées de présence sur le site, nous avons mené 42 entretiens semi-directifs d’une durée moyenne de 1 heure et 26 minutes, tous enregistrés et intégralement retranscrits. Nous avons également tenu un journal de bord qui nous a permis de noter le contexte et nos observations lors des séances de créativité et des réunions auxquelles nous avons participé. Enfin, nous avons eu accès à de nombreux documents internes nous permettant de saisir l’organisation générale de l’entreprise. Notre collecte de données répond ainsi au principe de triangulation des données, gage de validité de construit d’une recherche.

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